Tracer une continuité de la répression
Jean-Gabriel Périot a réalisé L'art délicat de la matraque, au sein du film collectif Outrage & Rebellion.
« Les films de Jean-Gabriel Périot constituent autant d’essais visuels réalisés à base d’archives filmiques et photographiques. Que ce soit sur l’iconographie du travail We are winning don’t forget, 2004, sur des images de femmes tondues prises lors de la Libération en 1945 (Eût-elle été criminelle…, 2006), sur Hiroshima (200000 Fantômes, 2007), le travail de Jean-Gabriel Périot Gabriel prend pour motifs les conflits civils et militaires, interroge et approfondit le rôle des images populaires dans l’histoire collective. Il résume ainsi L'Art délicat de la matraque : De la sensibilité policière. »
Nicole Brenez
Pouvez-vous décrire la démarche qui vous a guidé, dans la fabrication de ce film ?
Je collectionnais depuis un certain moment les images de répressions policières, ayant en tête la possibilité d'en faire un film. La proposition de fabriquer un épisode de ce film collectif a raisonné évidemment avec cette possibilité de fabriquer un film sur la répression.
Utiliser des archives, revenir à l'histoire, ouvre à de multiples possibilités de narrations, de questionnements. Il ne s'agit absolument pas de travailler sur des évènements passés, révolus. Mais plutôt de mettre en lien ces évènements et ce qui se passe aujourd'hui. Si l'histoire ne se répète jamais, elle bégaie... Et il me semblait important de tracer une continuité de la répression. Peu importe les motifs politiques des révoltes, la police a toujours été d'abord du côté de la puissance, quand bien même dans certaines « révolutions », pour sauver sa propre peau, elle a pu, après coup, à la certitude de la victoire des révoltés, changer de camps.
Au delà, je voulais montrer que la police a toujours utilisé la violence contre les révoltés. Et il est important, à mon avis, dans tout mouvement de révolte, de se défaire d'une certaine naïveté qui consiste à penser la situation que l'on vit comme nouvelle, comme inédite. Le retour de la répression policière dans notre pays n'est qu'illusoire. Si à un moment elle a pu paraître moindre, c'est juste que les mouvements sociaux et politiques ont également été de moindre intensité, et que nous avons la mémoire courte et lacunaire (même un évènement obscène comme l'expulsion de l'église St Bernard, commise sous un gouvernement de "gauche", n'est pas devenu un lieu de mémoire important).
La police a toujours utilisé la violence. Penser ce qui se passe aujourd'hui comme inédit, est une erreur a ne pas commettre. Je voulais exprimer aussi, et a contrario, que peu importe la constance des échecs de la révolte, nous devons continuer à nous battre.
Pouvez-vous situer les images que vous avez utilisées ?
Ces images documentent les révoltes qui se sont déroulées entre 67 et 69 dans le monde et plus précisément dans le bloc occidental. Notre mémoire, en France, des évènements de cette période se focalise sur mai-juin 68 autour de la Sorbonne puis de la grève nationale. Cependant, la révolte a été mondiale et couvre une période beaucoup plus large que le printemps 68. Cette révolte a partout été arrêtée par la force des matraques, des gaz lacrymogènes, des jets d'eau et des pistolets.
Ce film collectif est un projet particulier : l'impulsion ne vient pas de cinéastes et d'artistes, mais de Nicole Brenez et Nathalie Hubert. Pensez-vous que vous auriez pu tourner, spontanément, en solitaire, un film autour de Joachim Gatti, ou d'un autre fait d'actualité, sans l'invite qui vous a été faite ? Pourquoi ?
Evidemment, l'impulsion donnée par Nicole Brenez et Nathalie Hubert a déclenché la réalisation de ce film, que je projetais cependant de faire un jour. Mais il est certain que je n'aurai jamais fait ce film particulièrement après que Joachim Gatti soit blessé. Cet événement m'a évidemment touché. Mais comme me touche chaque blessé et chaque mort des violences policières actuellement. Que Joachim Gatti soit réalisateur raisonne évidemment particulièrement pour nous autres faiseurs d'images, surtout par la blessure symboliquement chargée qu'il a reçu. Cependant, il ne faut surtout pas que ce travail collectif autour de ce qui lui est arrivé, par une lecture trop centré autour de cet événement, nous fasses oublier que depuis des années, les blessés et les morts s'accumulent en silence. Je crois, du moins j'espère, que nous tous, les initiateurs de cette série, comme les réalisateurs qui y ont participé, nous adressons à travers Joachim Gatti à l'ensemble des victimes anonymes de la répression policière.
Vous êtes-vous déjà par le passé, emparé d'un fait divers, ou d'un événement politique, pour en faire un film ?
Je ne travaille qu'en lien avec ce qui me révolte ou me questionne dans notre monde contemporain à la dérive. Plus particulièrement, je pourrais indiquer que j'ai déjà réalisé un film autour de la mort de Carlo Giuliani lors du sommet du G8 à Gênes (We are winning don't forget). Non seulement, un policier l'avait touché mortellement par balle, mais en plus, une voiture de la police lui est passée deux fois sur le corps. Cette mort a marqué pour moi un moment dramatique et politique important. Les puissants ne cachaient plus la possibilité d'acheter leur tranquillité et le silence des citoyens par la mort de l'un d'eux. L'impunité accordée aux policiers responsables a été une insulte telle que les puissants n'avaient plus osé le faire depuis longtemps. Et cela déjà dans une indifférence quasi générale de la société.
par Ludovic Lamant
Médiapart, 20 décembre 2009